L’imâm Aboû Hanîfa (Rahimahou Allah)

  L’IMÂM ABOÛ HANÎFA

 On demanda à l’imâm Aboû Hanîfa (Paix à son âme): « Est-ce que tu diverges du Prophète, paix et bénédictions sur lui ? ». Il répondit : « Qu’Allâh maudisse celui qui diverge du Messager d’Allâh,  paix et bénédictions sur lui. Allâh nous a honorés par lui et nous cherchons le salut par lui. » (Ibn ‘Abd Al Barr : Al intiqâ’ ;  pp : 140-145)

La vie et l’époque d’Aboû Hanîfa

Sa naissance et sa lignée

Selon la plupart des sources Aboû Hanîfa est né à Koûfa en l’an 80 de l’Hégire. Même s’il y a un accord quasi total sur le sujet, il y a une source qui situe sa naissance en 61 de l’Hégire, mais cela ne correspond pas avec les événements de sa vie, puisqu’il est certain qu’il ne décéda pas avant l’an 150 de l’Hégire. La plupart affirment qu’il décéda après qu’Al-Mansoûr instaurât l’inquisition. S’il était né en 61 de l’Hégire, il aurait eu 90 ans à cette époque.

Son père se nommait Thâbit Ibn Zawtî al-Fârisî.

Aboû Hanîfa a grandi à Koûfa où il a été éduqué et a passé la plus grande partie de sa vie comme étudiant, débatteur et enseignant. Dans la plupart des livres qui relatent la biographie d’Aboû Hanîfa, il est dit que dans sa jeunesse, son père avait rencontré ‘Alî Ibn Abî Tâlib.

Il est rapporté que ‘Ali pria pour Thâbit et ses descendants lors de leur rencontre.

Aboû Hanîfa observa ces différents courants et son intellect s’affûta et passa au crible les points de vue divergents. Il semble que déjà au cours de sa jeunesse, il débattait et discutait avec les partisans des différentes sectes. Ceci montre sa disposition naturelle à l’honnêteté. Cependant, il se concentra essentiellement sur le commerce, fréquentant plus les marchés que les savants, jusqu’à ce qu’un savant remarqua son intelligence, et pensa qu’il ne devait pas s’investir uniquement dans le commerce. Il lui dit qu’il devait fréquenter les savants autant que les marchés.

Il est rapporté qu’Aboû Hanîfa dit : « Un jour je passai devant Ach-Cha‘bî qui était assis. Il m’appela « Où vas-tu ? » Je lui dis ‘au marché’. Il me dit : ‘Je ne fréquente jamais les marchés. Je m’intéresse uniquement aux savants.’ Je lui dis : ‘Je les fréquente rarement.’ Il me dit : ‘Ne sois pas insouciant. Tu dois t’intéresser au savoir et fréquenter les savants. Je remarque en toi vivacité et énergie.’ Ceci toucha mon cœur et je cessai de fréquenter les marchés pour me diriger vers le savoir par la grâce d’Allâh.» (Les vertus d’Aboû Hanîfa, Al-Makkî, T.1, p.59). Suite au conseil d’Ach-Cha‘bî, Aboû Hanîfa se consacra au savoir et fréquenta les cercles des savants.

Selon une riwâyah rapportée par Yahyâ Ibn Chaybân, Aboû Hanîfa dit : « Je consacrais beaucoup de mon temps au débat sur le Kalâm. Les gens qui se livraient au débat et à la controverse se trouvaient pour la plupart à Bassora. Je m’y rendis environ vingt fois et y demeurai à chaque fois près d’un an. Je discutai avec le groupe des kharijites, dont les ibadites, soufrites et autres. Je considérai le Kalâm comme la meilleure des sciences. Selon moi, le Kalâm était la base du dîn.

« Je me suis ravisé après y avoir consacré une partie considérable de ma vie. Je réfléchis et me rendis compte que les compagnons du Prophète et les tabi’un en savaient autant que nous et avaient plus d’aptitudes, plus de compréhension et une meilleure connaissance de ces matières. Mais en l’absence d’arguments à ce sujet, ils n’approfondirent pas la question et l’interdirent énergiquement. Je les vis traiter des règles et des domaines du fiqh. Ce sont ces cercles qu’ils fréquentaient. C’était la branche qu’ils enseignaient aux gens et la voie qu’ils invitaient à suivre. Ils émettaient des fatwas dans le domaine du fiqh.

« C’était le point de vue des compagnons que les Tâbi‘oûn suivirent. Quand leur mode de comportement devint clair pour nous, nous cessâmes de débattre du Kalâm et nous nous limitâmes à la connaissance de base du fiqh en recourant à la position des salaf, puisant ce qu’ils leur avaient légué et légiférant comme ils légiférèrent. Les gens de science s’asseyaient avec nous pour cette raison et je vis que les tenants et polémistes du Kalâm ne ressemblaient pas à nos nobles prédécesseurs, leur voie n’était pas non plus celle de la droiture. Ils étaient durs de cœur et peu sensibles. Peu leur importait de s’opposer au Livre, à la Sounna et aux salaf. Ils n’avaient ni scrupule ni crainte d’Allâh. »

Aboû Hanîfa possédait la culture islamique complète de son époque. Il mémorisa le Coran avec la lecture de ‘Asim. Il connaissait un nombre considérable de hadiths, la grammaire, la littérature et la poésie. Il débattit avec différentes sectes sur des questions de dogme et matières similaires. Mais finalement,  il se tourna vers le fiqh.

Aboû Hanîfa s’immergea dans le fiqh comme il l’avait fait avec les différentes sectes, apprenant les fatwas des grands cheykhs de son époque. Il se consacra à l’un d’entre eux et profita de lui. Il pensait qu’une personne en quête de fiqh, devait apprendre de différents cheykhs et vivre dans leur milieu, mais il se consacra à un seul éminent faqîh afin d’être formé par lui et ainsi être capable de comprendre le fiqh des questions subtiles.

A son époque, Koûfa était le foyer des fouqahâ’ d’Iraq, comme Bassora était le centre des différentes sectes, et de ceux qui approfondirent les principes du dogme. Koûfa fut le contexte intellectuel qui l’influença. Il dit à ce propos : « Je me trouvais dans un filon de connaissance et de fiqh. Je m’assis avec ses gens et je me dévouai à un de leurs fouqahâ’

Aboû Hanîfa se consacra à Hammâd Ibn Abî Soulaymân, étudia le fiqh et resta avec lui jusqu’à sa mort.  A ce stade,  trois questions requièrent une réponse. L’une est l’âge d’Aboû Hanîfa, quand il s’attacha à Hammâd et qu’il se dédia au fiqh. La deuxième concerne l’âge auquel il est devenu un enseignant indépendant. Et la troisième est de savoir si son dévouement pour son maître était exclusif et excluait tout contact avec le savoir d’autres cheykhs.

En fait, il est impossible de déterminer l’âge auquel Aboû Hanîfa s’est tourné vers le fiqh ou lorsque il commença à fréquenter Hammâd. Tout ce que nous savons est qu’il demeura avec Hammâd jusqu’à sa mort.  Il ne commença à enseigner lui-même qu’après la mort de ce dernier, lorsqu’il prit sa place désormais vacante. Hammâd décéda en l’an 120 de l’Hégire, Aboû Hanîfa devait avoir la quarantaine. Donc Aboû Hanîfa n’enseigna pas avant l’âge de 40 ans, soit l’âge de sa pleine maturité physique et intellectuelle. Il songea à devenir indépendant avant cela, mais il ne le fit pas.

Il est rapporté par Zafar qu’Aboû Hanîfa dit par rapport à son lien avec son cheykh Hammâd : « Je l’ai accompagné pendant 10 ans et puis mon ego me fit désirer le leadership. Je voulus me retirer et lancer mon propre cercle. Un jour, en soirée, je sortis, convaincu de mettre mon projet à exécution, mais quand j’entrai dans la mosquée je remarquai que je ne serai pas heureux en le quittant et je revins alors à lui. Ce soir-là, Hammâd apprit qu’un membre de sa famille à Bassora décéda en lui léguant des biens, il n’avait aucun autre héritier que lui. Il me demanda de le remplacer. Je répondis aux questions auquel je ne l’avais pas encore entendues répondre et je notai mes réponses. Quand il fut de retour, je les lui montrai (il y en avait environ soixante). Il fut d’accord avec moi pour quarante d’entre elles. Je décidai de ne pas le quitter jusqu’à ce que lui ou moi décédions et c’est ce que je fis. »

On pense qu’il l’accompagna durant dix-huit ans et il est rapporté qu’il dit : « Je vins à Bassora et je pensais pouvoir répondre à tout. Puis ils me posèrent des questions auxquelles je n’arrivai pas à répondre, alors je décidai de ne pas quitter Hammâd jusqu’à sa mort ou à la mienne. Je lui tins compagnie durant dix-huit ans. »

A l’étude de sa vie, on remarque qu’il fréquenta d’autres savants, notamment lors du pèlerinage.  À La Mecque et à Médine, il rencontra de nombreux cheykhs, beaucoup d’entre eux étaient des Tâbi‘oûn et sa rencontre avec eux était motivée uniquement par la science. Il rapporta des hadîths venant d’eux, débattit avec eux de fiqh et étudia leurs méthodes. Donc, il eut de nombreux cheykhs. Il en eut également parmi certains partisans de différentes sectes dont il rapporta. Il est avéré qu’il étudia avec Zayd Ibn ‘Alî Zayn Al-‘Âbidîn, Ja‘far AsSâdiq, qui était l’un des imams chi‘ites, et  ‘Abd Allâh Ibn Hasan Ibn Hasan Ibn Abî Mouhammad An-Nafs az-Zakiyya. Il étudia avec certains membres d’Al Kaysâniyya qui croyaient au retour du Mahdî caché.

Il étudia donc avec d’autres savants que Hammâd, surtout auprès de Compagnons des Compagnons (At-Tâbi‘oûn) du Prophète, que la paix soit sur lui, qui apprirent directement des compagnons et qui se distinguèrent en fiqh et en ijtihâd. Il affirma : « J’ai appris le fiqh de ‘Oumar, de ‘Alî, de ‘Abd Allâh Ibn Mas‘oûd et d’Ibn ‘Abbâs par le biais de leurs compagnons.»

Passé la quarantaine, Aboû Hanîfa remplaça son cheykh, Hammâd, à Koûfa et il commença à enseigner à ses étudiants en fonction des problèmes qu’ils exposaient et qui requerraient une fatwâ. Ses hautes aptitudes intellectuelles et son esprit logique et franc lui permirent de fonder une méthode de fiqh basée sur l’étude de cas, l’illustration et l’analogie qui constituera plus tard l’école hanafite. Avant de pousser plus avant la discussion sur sa vie et ce qui y a trait, nous devons tout d’abord prendre en considération deux autres aspects importants de sa vie : ses moyens de subsistance et la manière dont les événements de son temps l’affectèrent.

Aboû Hanîfa, le commerçant, possédait quatre qualités qui firent de lui un parfait exemple du marchand correct tout comme il était au premier rang des savants :

  • Il était riche et non avide (l’avidité appauvrit les âmes). Probablement parce qu’il a grandi dans un foyer aisé et qu’il ne connut jamais la nécessité.
  • Il était très fiable dans tout.
  • Il était généreux et Allâh le protégea de l’avarice.
  • Il était un fervent religieux. Il multipliait les actes d’adoration, jeûnant la journée et priant la nuit.

Ces qualités se reflétaient dans ses relations d’affaires, ce qui fit de lui un marchand hors du commun. A cet égard, beaucoup de personnes le comparaient à Aboû Bakr AsSiddîq.

Aboû Hanîfa vécut 52 ans sous les Oumeyyades et 18 ans sous les Abbassides. Il connut les Oumeyyades à leur apogée et à leur déclin. Il connut l’Etat abbasside au stade missionnaire dans les pays persans, quand il émergeait à peine et quand il devint un mouvement qui défit les Oumeyyades et leur reprit le pouvoir, imposant au peuple une autorité qu’ils considéraient comme religieuse, car leurs califes descendaient de la famille du Messager d’Allâh,que la paix soit sur lui. Ainsi les gens y étaient poussés tant par le désir que par la terreur.

Aboû Hanîfa en était conscient et en fut influencé, même si on ignore s’il participa à la rébellion. La plupart des sources indiquent clairement que son cœur était avec les ‘Alawites lorsqu’ils se rebellèrent contre les Oumeyyades et ensuite contre les Abbassides.

On a rapporté qu’Ibn Houbayra était gouverneur de Koûfa sous les Oumeyyades. Il y avait des révoltes en Iraq, il rassembla les fouqahâ’ d’Iraq, dont Ibn Abî Laylâ, Ibn Chibrama et Dâwoûd Ibn Abî Hind. Il nomma chacun d’eux à des postes élevés. Puis il envoya chercher Aboû Hanîfa pour lui transmettre le sceau, afin qu’aucun document ne puisse être mis en exécution sauf par la main d’Aboû Hanîfa. Mais Aboû Hanîfa refusa, et Ibn Houbayra jura que s’il ne l’acceptait pas, il serait fouetté.

Ces fouqahâ’ lui dirent : « Nous te supplions par Allâh, ne provoque pas ta perte. Nous sommes tes frères et nous sommes tous forcés de nous soumettre. Nous n’avons pas d’autre issue.»

Aboû Hanîfa dit : « S’il avait voulu que je restaure les portes de la mosquée Wâsit pour lui, je ne l’aurais pas fait. Que devrais-je faire s’il me demande d’écrire et de sceller l’ordre de décapitation d’un homme? Par Allâh, jamais, je ne m’impliquerai là-dedans ! »

« Laissez votre compagnon tranquille », dit Ibn Abî Laylâ aux autres. « Il a raison et les autres ont tort.»

Ibn Houbayra ordonna son emprisonnement, et il fut fouetté plusieurs jours d’affilée. Son bourreau alla chez Ibn Houbayra et lui dit : « Cet homme va mourir.» Ibn Houbayra dit : « Dis-lui : Nous bannirons tous ceux qui nous mentent.»

Il demanda à Aboû Hanîfa de se soumettre, mais il lui dit : « Même s’il me demande de restaurer les portes de la mosquée, je ne le ferais pas.»

Puis le tortionnaire rencontra à nouveau Ibn Houbayra qui lui dit : « N’y a-t-il pas un conseiller sincère qui pourrait me demander la grâce de ce prisonnier, ce qu’on lui accordera ? »

Ainsi Al-Makkî et d’autres mentionnent qu’Ibn Houbayra offrit un poste à Aboû Hanîfa, qui le refusa. Il pensa qu’Ibn Houbayra voulut le designer à un poste pour confirmer ou infirmer sa loyauté envers lui. Il lui offrit un poste important qu’il refusa, ce qui lui valu d’être battu, jusqu’à ce que sa tête enfle et jusqu’à éprouver des difficulté à respirer. Il ne faiblit, ni ne pleura, jusqu’à ce qu’il apprit la tristesse que sa mère avait éprouvée en apprenant ce qui lui était arrivé. Alors ses yeux se remplirent de larmes, attristé par la peine de sa mère, non pas par sa douleur. Ainsi est le véritable homme fort : il ne se soucie pas de lui-même, mais uniquement des autres.

En 130 de l’Hégire Aboû Hanîfa se réfugia à La Mecque après avoir été fouetté. Il y resta jusqu’à ce que les Abbassides arrivent au pouvoir. Il était en sécurité dans la Mosquée sainte, pendant que les révoltes grondaient à travers le califat. Il se consacra au hadîth et au fiqh, héritage du savoir d’Ibn Abbâs. Il y rencontra ses étudiants et discuta du savoir avec eux. Al-Mansoûr arriva au pouvoir en 136H. Ce qui signifie qu’Aboû Hanîfa resta au moins six ans dans le voisinage du Haram.

Dans l’histoire du Droit musulman (al fiqh), il n’y a pas eu d’homme à la fois aussi vénéré et aussi sévèrement critiqué qu’Aboû Hanîfa, qu’Allâh soit satisfait de lui.

Son contemporain, Al-Foudayl Ibn ‘Iyâd, savant et acsète connu par son honorabilité, dit à son sujet : « Aboû Hanîfa était un faqîh, un homme connu pour le fiqh, raisonnablement aisé qui était connu pour sa bienveillance envers ses visiteurs. Il était ferme dans l’enseignement de son savoir qu’il prodiguait aussi bien le jour que la nuit. Il avait une bonne réputation et demeurait souvent silencieux. C’était un homme peu bavard. Quand une question sur le caractère légal ou illégal d’une chose lui était posée, il savait exposer la vérité. Il détestait recevoir de l’argent du gouvernant. »

Ja‘far Ibn Ar-Rabî‘ dit : « J’ai fréquenté Aboû Hanîfa cinq années durant, et jamais je n’ai vu quelqu’un aussi silencieux que lui. Quand une question de fiqh lui était posée, la sueur coulait abondamment sur son front avant qu’il ne se prononce à haute voix.»

Son contemporain, Malîh Ibn Wakî‘dit sur lui : « Aboû Hanîfa était très fiable. Par Allâh, il avait un cœur noble et préférait la satisfaction de son Seigneur à toute chose. S’il avait été combattu par les armes, pour la cause d’Allâh, il l’aurait enduré. Puisse Allâh lui accorder Sa Miséricorde et Sa satisfaction tout comme Il est satisfait des hommes pieux.»

Son contemporain, le verteux ‘Abd Allâh Ibn Al-Moubârak l’a décrit comme étant « la quintessence du savoir ».

Ibn Jourayj avait remarqué très tôt à son propos qu’il aurait une importance singulière dans le savoir.  Quand Aboû Hanîfa devint adulte, il dit : « Il est le faqîh ! Il est le faqîh ! »

Quand Mâlik était interrogé à propos de ‘Outhmân al-Battî, il disait : « C’était un homme ordinaire. » Quand on le questionnait sur Ibn Chibrama, il disait : « C’était un homme ordinaire ». Mais à propos d’Aboû Hanîfa, il disait : « S’il se dirigeait vers ces colonnes et prouvait, par analogie, qu’elles sont en bois, tu l’aurais certainement admis.»

Ibn Al-Moubârak l’a décrit comme étant  « la quintessence du savoir ».

Le Fiqh d’Aboû Hanîfa

 

La place du fiqh d’Aboû Hanîfa par rapport au fiqh des premiers temps

Nous souhaitons examiner les principes sur lesquels Aboû Hanîfa a basé sa déduction et les sources de son fiqh afin de le relier avec un sujet que d’autres écrivains ont abordé, à savoir : la place du fiqh hanafite par rapport au fiqh des premiers temps. A-t-il inventé la méthode qu’il suivit ? Son fiqh traita-t-il d’un domaine nouveau ou suivit-il simplement une voie tracée par d’autres avant lui?  Est-ce qu’Aboû Hanifa a parfait un processus entamé avant lui en Irak ?

Ses partisans affirment qu’il a fondé une toute nouvelle manière de raisonner légalement sur la base du Coran, de la Sounna et des traditions authentiques des compagnons, mais ces assertions ne sont pas fondées. Ses opposants prétendent qu’Aboû Hanîfa ne fut qu’un suiveur et n’apporta rien de neuf, sauf dans l’extrapolation et la rapidité de dérivation, et qu’Ibrâhîm An-Nakha’î était à l’origine de la méthode qu’il suivit. Châh Waliyyou Allâh ad-Dihlawî affirme que : « Aboû Hanîfa, qu’Allâh soit satisfait de lui, était le partisan majeur de l’école d’Ibrâhîm et ses contemporains. Il ne sortit pas de ce cadre, sauf par la Volonté d’Allâh. Il menait ses extrapolations en conformité aux principes de l’école d’Ibrâhîm ». Il conclut en disant qu’Aboû Hanîfa n’innova pas, mais suivit et transmit les enseignements de An-Nakha’î.

Nul doute qu’il s’agit d’une attaque contre Aboû Hanîfa, car cela fait de lui un imitateur ou un imitateur qu’on suit, et non le maître d’une école d’ijtihâd. Par ailleurs, si Aboû Hanîfa n’avait été qu’un imitateur, il n’aurait pas eu un tel effet sur les générations suivantes. En outre, nous savons qu’Aboû Hanîfa ne transmit pas uniquement d’Ibrâhîm. A titre d’exemple, on retrouve dans le Kitâb Al-Âthâr d’Ach-Chaybânî qu’il est rapporté d’Ibn ‘Abbâs que si un pèlerin a une relation sexuelle après la station de ‘Arafât, mais avant les circumambulations, il doit sacrifier un chameau et achever son pèlerinage qui sera considéré comme complet. Puis il rapporte d’Ibrâhîm que si le pèlerin a une relation avant ou après ‘Arafât et avant les circumambulations, il doit sacrifier un mouton et achever son pèlerinage qu’il devra refaire l’année suivante.

Ach-Chaybânî dit : « La bonne position est celle d’Ibn ‘Abbâs. L’école d’Aboû Hanîfa est, comme stipulée dans les livres, la suivante : la relation sexuelle avant ‘Arafât rend invalide le pèlerinage, mais ne l’invalide pas après avoir été à ‘Arafât, ce qui est l’opinion d‘Ibn ‘Abbâs. » Par conséquent, Aboû Hanîfa abandonna complètement l’opinion d’Ibrâhîm pour celle d’Ibn ‘Abbâs, rapportée par ‘Atâ’. Ceci fait partie du fiqh de La Mecque et non de Koûfa. Peut-on considérer cela comme l’imitation aveugle d’Ibrâhîm ou des gens de Koûfa ? De telles exceptions abondent dans les traditions d’Aboû Yoûsouf.

Il est vrai qu’Aboû Hanîfa apparut lorsque le fiqh irakien atteignit sa maturité, mais il ne se contenta pas de ce qu’il y trouva. Il suivit une voie tracée par autrui et alla jusqu’au bout de la route. Nous ne sommes pas partisans, mais adoptons une position médiane. Nul doute que les opinions d’Ibrâhîm An-Nakha’î eurent un énorme effet sur le développement du raisonnement juridique d’Aboû Hanîfa et qu’elles constituèrent son point de départ dans le fiqh. Mais ceci ne signifie pas qu’Aboû Hanîfa n’eut pas d’autres maîtres ou qu’il n’emprunta pas d’autres chemins. Il semble qu’Aboû Hanîfa débuta ses études de droit avec ce que son cheykh Hammâd rapporta du fiqh d’Ibrâhîm. Puis il compléta ses études avec d’autres, et déduisit ses propres positions en utilisant l’analogie et la preuve à partir du moment où il remplaça Hammâd dans son cercle et ce jusqu’à sa mort, soit environ trente ans.

Peu importe la position qu’occupe Aboû Hanîfa par rapport à Ibrâhîm, nul doute que les deux participèrent grandement au développement du fiqh iraqien. Leur raisonnement légal était si proche que cela conduisit des savants à faire cette affirmation, qui consiste à faire primer la personnalité du devancier sur celle du dernier venu. C’est une fausse assertion car la pensée unique et l’opinion unique sont deux choses différentes. Aboû Hanîfa ne fut pas un imitateur, il affirma clairement qu’il exerçait l’ijtihâd à l’instar d’Ibrâhîm.

Ibrâhîm, en tant que faqîh d’Irak, eut une influence initiale sur Aboû Hanîfa, qui ensuite formula son propre fiqh. On peut discerner des facteurs communs dans leur raisonnement juridique. Tous deux s’appuyaient sur l’analyse du hadîth afin d’en extraire la signification, comme on le verra lorsque nous examinerons le recours d’Aboû Hanîfa aux hadîths. Tous deux interprétaient les hadîths d’un point de vue juridique afin de déduire les objectifs des règles qu’ils véhiculaient, afin d’en étendre la portée, par l’analogie, à d’autres sujets. Ibrâhîm et Aboû Hanîfa recourraient aux hadîths moursal ou al marâsîl et les utilisaient comme preuve.

Mais malgré ces points communs, nous remarquons qu’ils diffèrent sur deux sujets importants. Premièrement, Abû Hanîfa fit beaucoup usage du fiqh de La Mecque et de Médine comme son mousnad l’indique. Deuxièmement, Aboû Hanîfa étudia beaucoup les subdivisions et les cas hypothétiques et ne se limita pas uniquement à ce qu’on lui demandait. Il posait des problèmes hypothétiques, les clarifiait, les étayait de preuves et donnait son jugement. Nous examinerons cela par la suite.

Aboû Hanîfa et le fiqh hypothétique

Nous entendons par « fiqh hypothétique » le fait d’émettre des fatâwâs sur des situations qui n’ont pas eu lieu et qui sont purement fictives. Les tenants de l’analogie et de l’opinion s’y livraient souvent. Lors du processus de déduction des logiques sous-tendues par les règles établies par le Coran et la Sounna, ils devaient théoriser les situations afin de vérifier les buts des règles et les appliquer. Aboû Hanîfa utilisait fréquemment cette méthode puisqu’il utilisait souvent l’analogie et dérivait les buts des textes et de leurs contextes. Certains affirment qu’il imagina entre 30.000 et 60.000 pareilles hypothèses, le premier chiffre étant le plus probable.

L’Histoire de Baghdad rapporte, que quand Qatâda vint à Koûfa, Aboû Hanîfa se rendit chez lui et lui demanda : « Aboû Al-Khattâb, que dis-tu d’un homme qui s’est absenté de sa famille durant des années, au point que sa femme pensa qu’il était mort, et se remaria. Ensuite son premier mari revient : qu’en est-il de sa dote ? » Il dit à ses compagnons qui s’étaient rassemblés : « S’il rapporte un hadîth, il ment. S’il donne sa propre opinion il se trompe.». Qatâda s’exclama : « La barbe ! Est-ce arrivé ? » « Non », répondit-il. Il dit : « Pourquoi me questionne-tu sur quelque chose qui n’a pas eu lieu ? » Aboû Hanîfa répondit : « Nous nous préparons au malheur avant qu’il n’arrive, afin que nous sachions quoi faire et comment nous en sortir.» (tome. 12, p. 348).

Le penchant d’Aboû Hanîfa pour l’hypothèse et la théorisation était dû à sa profonde maîtrise des textes légaux, et au fait qu’il agissait en fonction des conséquences du sens qu’il étendait à toutes les situations aux causes similaires. Al-Hajawî affirme qu’Aboû Hanîfa est le concepteur du fiqh hypothétique. Il dit : « A l’époque du Prophète, le fiqh se limitait à des règles explicites concernant des faits réels. Après lui, les compagnons et les Tâbi‘oûn clarifièrent les règles par rapport aux événements de leur époque tout en préservant les règles concernant les faits passés. Ainsi, le fiqh se ramifia. Aboû Hanîfa fut celui qui déclencha les questions théoriques, les situations hypothétiques qui pouvaient avoir lieu. Il donnait son jugement, soit par analogie (par rapport à un cas concret), soit en extrayant les principes généraux. Ainsi, le fiqh se développa et s’étendit. » (Al-Fikr as-Sâmî, tome. 2, p. 107)

En fait, Aboû Hanîfa ne fut pas à l’origine de cette méthode, mais en fit la promotion, l’étendit et la ramifia en y incluant différentes formes de déduction. Cette méthode vit le jour avant lui, dans les cercles des fouqahâ’ d’opinion. Après lui, les juristes la perpétuèrent, bien que sa légalité soit soumise à caution.

Les principes de base fondant le fiqh d’Aboû Hanîfa

Aboû Hanîfa soumettait chaque question à une étude approfondie, puis la subdivisait ; ce qui le menait inévitablement à poser des situations hypothétiques, susceptibles de se produire, et d’y apporter des réponses. Les livres d’Ach-Chaybânî regorgent de ce type de questions traitées par le maître. Après les avoir étudiées et analysées en détail, nous constatons qu’elles sont forcément basées sur des principes particuliers et que les règles de déduction devaient reposer sur une base lui permettant d’étendre les règles aux cas dérivés. L’histoire ne nous fournit pas un étalage détaillé de ces règles qui soient reliées à Aboû Hanîfa lui-même.  Cependant, nul doute que les règles, qu’Aboû Hanîfa utilisa comme base pour ses déductions et son extrapolation, existent bel et bien.

Comme il est rapporté dans L’Histoire de Baghdad, Aboû Hanîfa dit : « Quand je ne trouve pas de règle dans le Coran ou dans la Sounna du Messager d’Allâh, je peux alors prendre les positions de ses Compagnons, si je le souhaite, et délaisser celles d’autres personnes. Mais en aucun cas je n’abandonnerai leurs dires pour ceux de quelqu’un d’autre. Mais lorsqu’il s’agit d’Ibrâhîm An-Nakha’î, d’Ach-Cha‘bî, d’Al-Hasan, d’Ibn Sîrîn ou de Sa‘îd Ibn Al-Mousayyab, alors je peux exercer l’ijtihâd comme eux l’ont fait. »

Nous constatons, d’après ces sources, qu’Aboû Hanîfa établit une hiérarchisation de la preuve juridique, à savoir : 1- Le Coran 2- La Sounna 3Les affirmations des Compagnons 4- Le consensus 5- L’analogie 6- L’istihsân 7- L’usage.

 

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Author: admin-amdouni