Le dernier grand imâm de la Zeytûna
La mosquée Az-Zeytûna était le lieu de formation de personnalités uniques qui menèrent la vie de leurs peuples avant de mener la leur, et ce, à une époque où les jalons de la vie étaient tourmentés. Ces hommes étaient des phares dans les ténèbres et des guides dans les labyrinthes. Muhammad At-Tâhir Ibn `Âchûr est l’une des personnalités issues de cette Mosquée, et l’un de ses plus grands rénovateurs. Sa longue vie qui s’étendit sur près d’un siècle fut une lutte perpétuelle pour l’acquisition du savoir, un combat forcené pour briser le carcan de l’immobilisme et du mimétisme qui avaient empêché l’esprit musulman d’interagir de manière dynamique avec le Noble Coran et la vie contemporaine.
Ses réflexions contribuèrent à une renaissance des sciences juridiques, de l’exégèse, de l’éducation, de l’enseignement et de la réforme. Sa pensée permit à la Zeytûna de se maintenir, pendant de nombreuses années, comme source de savoir.
Le cheykh Tâhir Ibn `Âchûr, naquit à La Marsa, dans la banlieue tunisoise, en septembre 1879, au sein d’une vieille famille d’intellectuels, d’origine andalouse. Cette famille s’établit à Tunis après les campagnes d’évangélisation meurtrières et les tribunaux de l’Inquisition que subirent les Musulmans d’Andalousie. Elle donna naissance à un grand nombre de savants qui étudièrent à la Mosquée Az-Zeytûna, cette institution religieuse millénaire qui était un phare de savoir et de guidance illuminant toute l’Afrique du Nord. Parmi ces savants, il y avait entre autres Muhammad At-Tâhir Ibn `Âchûr, ainsi que son fils qui mourut de son vivant : Al-Fâdil Ibn `Âchûr.
At-Tâhir naquit à une époque où fusaient de toutes parts des appels à la réforme rénovatrice qui voulait extraire la religion et les sciences religieuses de l’immobilisme et du mimétisme pour les mener vers la rénovation et la réforme, extraire la patrie du bourbier du sous-développement et du colonialisme vers le terrain du progrès, de la liberté et de l’indépendance. Ce fut ainsi que retentirent en Tunisie et dans sa Mosquée millénaire les idées nouvelles d’Al Afghânî, de Muhammad ‘Abduh et de Muhammad Rachîd Ridâ. Ces idées furent reçues par les dignitaires de la Zeytûnah, qui entamèrent la réforme de l’enseignement de leur Mosquée avant même celle d’Al Azhar, ce qui força l’admiration de l’Imâm Muhammad `Abduh qui déclara : « Les Musulmans de la Zeytûna nous ont devancés dans la réforme de l’enseignement, au point que leur programme universitaire est devenu meilleur que celui d’Al-Azhar. »
Les efforts réformateurs – initialement focalisés sur la réforme de l’enseignement – aboutirent en Tunisie à la fondation de deux universités qui furent de la plus grande importance dans la renaissance intellectuelle de la Tunisie.
Il s’agit de l’Université As-Sâdiqiyyah fondée par l’éminent ministre Khayr Ad-Dîn At-Tûnisî en 1874, et de l’Université Al Khaldûniyyah fondée en 1896. Quant à la première, elle proposait une méthode d’enseignement moderne où se mêlaient les lettres arabes et les langues étrangères, sans oublier les mathématiques, la physique et les sciences sociales. Cette Université fut créée pour devenir un soutien et un complément à la Zeytûna. La seconde université s’adressait pour sa part à des étudiants en sciences islamiques qui désiraient approfondir leurs connaissances sur des points qui n’avaient pas été intégrés à leurs programmes scolaires précédents.
Cette renaissance intellectuelle et cette réforme de l’enseignement s’accompagnèrent d’appels à la résistance contre la colonisation française. Les propositions réformatrices de l’époque avaient par ailleurs une assise religieuse qui permettrait de reconsidérer la situation de l’État et de la société. Une telle assise islamique marqua profondément les leaders réformateurs de l’époque. Ils créèrent ainsi des organes de presse, publièrent des journaux et des revues, ce qui constituait un pas essentiel pour créer une atmosphère culturelle et intellectuelle insufflant à nouveau la vie, la prise de conscience et les valeurs de liberté et de progrès.
Après avoir appris le Noble Coran et le français, At-Tâhir rejoignit la Mosquée Az-Zeytûna à l’âge de 14 ans. Il étudia avec brio les sciences dispensées dans cette prestigieuse Université. Il fit montre d’un grand intérêt pour le savoir qu’il assimilait, aidé par un esprit vif, un environnement intellectuel et religieux propice et d’éminents professeurs qui assuraient indéniablement le renouveau scientifique et intellectuel de la Tunisie. Les plus éminents de ces professeurs étaient le cheykh Muhammad An-Najjâr, le cheykh Sâlim Bûhâjib, le cheikh Muhammad An-Nakhlî, le cheikh Muhammad Ibn Yûsuf, le cheikh `Umar Ibn `Âshûr et le cheikh Sâlih Ach-Charîf, que Dieu leur fasse miséricorde. Pour tous ces Cheykhs, l’Islam était une religion de l’intellect, de la civilisation, de la science et de la modernité.
At-Tâhir obtint son diplôme de la Zeytûna en 1896, et rejoignit le corps enseignant de la Mosquée millénaire. À peine quelques années plus tard, devint-il un professeur de première catégorie, après un examen passé avec succès en 1903.
At-Tâhir avait déjà été choisi en 1900 pour enseigner à l’Université As-Sâdiqiyya. Cette expérience précoce dans l’enseignement à la Zeytûna – aux méthodes traditionnelles – et à la Sâdiqiyya – aux méthodes modernes – marqua la vie du jeune cheykh, dans la mesure où il saisit la nécessité de combler le fossé entre deux courants de pensée encore en formation, mais qui menaçaient de provoquer un schisme culturel et intellectuel en Tunisie.
En 1903, l’Imâm Muhammad `Abduh, Muftî d’Égypte, se rendit pour la deuxième fois en Tunisie. Cette visite constitua un grand événement culturel et religieux dans les milieux tunisiens. At-Tâhir Ibn `Âchûr rencontra l’Imâm et une relation chaleureuse s’établit entre les deux hommes. Muhammad `Abduh gratifia Ibn `Âchûr à cette occasion du titre d’« ambassadeur du message islamique », lors d’une visite à la Mosquée Az-Zeytûna. Les deux Cheykhs avaient des qualités communes, notamment leur tendance à la réforme éducative et sociale dont Ibn `Âshûr allait dessiner par la suite les principaux traits dans son livre Usûl An-Nizâm Al-Ijtimâ`î fî Al-Islâm (Des Fondements du système social en Islam). Une relation chaleureuse s’établit également entre Rachîd Ridâ et Ibn `Âchûr. Ce dernier écrivit d’ailleurs des articles pour la revue d’Al-Manâr dirigée par le cheykh Ridâ.
En 1907, At-Tâhir Ibn `Âshûr fut désigné premier directeur adjoint de la section scientifique de la Mosquée Az-Zeytûna. Il entreprit alors de mettre en application son plan de réforme intellectuelle et éducative. Il apporta ainsi un certain nombre de changements dans l’enseignement, et rédigea un rapport sur la réforme de l’enseignement qu’il présenta au gouvernement. Une partie de ses propositions furent acceptées et adoptées.
En 1910, Ibn `Âchûr fut choisi dans le cadre de la première commission de réforme de l’enseignement de la Zaytûna. Il fut à nouveau choisi en 1924 dans le cadre de la seconde commission. Il fut enfin désigné Cheykh de la Mosquée Az-Zeytûna en 1932, en sus de la position de cheykh de l’Islâm mâlikite qu’il occupait déjà. Il devint ainsi de fait le premier cheikh de la Zeytûna à accumuler ces deux fonctions. Mais très vite, après un an et demi seulement, il démissionna de son nouveau poste en raison des obstacles qu’on lui opposait dans sa volonté de réformer la Zeytûna. On le nomma néanmoins à nouveau à la même fonction en 1945. Des foules en liesse descendirent dans les rues des villes tunisiennes pour acclamer le retour de leur Cheykh. De Tunis à Sfax en passant par Sousse et Kairouan, les Tunisiens exprimèrent leur bonheur de retrouver un être cher. Après ce retour en grande pompe à la Zeytûna, Ibn `Âchûr put concrétiser ses idées et mener de profondes mutations dans le système universitaire zeytûnien.Les étudiants de la Zeytûna augmentèrent de manière remarquable et les instituts scolaires rattachés à la Mosquée furent plus nombreux que jamais. En effet, alors que le nombre d’antennes zeytûnites s’élevait à huit en 1949, il passa à vingt-cinq en 1956, dont deux pour les filles, un à Tunis et un à Sfax. Le nombre d’étudiants inscrits à la Zeytûna en 1956 s’élevait quant à lui à vingt mille étudiants ! Le réseau des antennes de la Zeytûna s’étendit également à l’extérieur de la Tunisie : deux antennes furent ainsi fondées dans la ville de Constantine en Algérie.
Cheykh At-Tâhir Ibn `Âchûr concentra également ses efforts sur la refonte des livres scolaires, des méthodes d’enseignement et des instituts rattachés à la Zeytûna. Il remplaça de nombreux vieux ouvrages qui avaient été pour ainsi dire sanctifiés au cours du temps, se préoccupa de l’enseignement des sciences physiques et des mathématiques et assura le bon déroulement de la spécialisation des étudiants de niveau supérieur. Il pensait par ailleurs introduire de nouvelles méthodes d’apprentissage diverses et variées. Il veilla en outre à ce que l’enseignement zeytûnite garde sa spécificité religieuse et arabe. Pour cheykh Ibn `Âchûr, un étudiant de la Zeytûna devait étudier des livres qui développeraient ses capacités intellectuelles et qui lui permettraient d’approfondir le sens des mots. Pour cette raison, il appela à diminuer la charge des cours magistraux pour les remplacer par des activités pratiques de réflexion. L’étudiant pourrait ainsi développer sa propre compréhension et se prendre en charge tout seul, plus tard, dans l’acquisition de la connaissance..
L’exégèse du Noble Coran
Cheykh At-Tâhir Ibn `Âchûr est l’un des plus grands commentateurs et exégètes du Noble Coran de l’ère contemporaine. Son exégèse intitulée Tafsîr At-Tahrîr Wat-Tanwîr (Exégèse de la Libération et de l’Illumination) contient la forme achevée et accomplie de ses opinions juridiques et rénovatrices. Cette exégèse encyclopédique en trente volumes fut progressivement écrite sur une période de 50 ans. L’érudition de cheykh Ibn `Âchûr se manifesta dans toute sa splendeur dans cette œuvre colossale, au point qu’il se fit un devoir de rédiger dix introductions, chacune traitant des différentes sciences qu’il mettrait à profit dans son exégèse : l’histoire, la linguistique, la théologie, la jurisprudence, etc.
Les Finalités de la Législation islamique (Maqâsid ach-Charî‘a)
At-Tâhir Ibn `Âchûr rejeta l’idée selon laquelle la porte du ijtihâd aurait été fermée à la fin du Ve siècle de l’ère musulmane, et qu’il serait impossible de la rouvrir. Il opinait que l’enfermement des Musulmans dans une vision cristallisée et imitatrice était de nature à cultiver la paresse et à entraver le recours à la raison pour trouver des solutions aux questions nouvelles qui se posaient à eux dans leur vie quotidienne. Dans cette perspective, il exprima le besoin d’enrichir, en permanence, la jurisprudence islamique tout en donnant une place prépondérante à l’esprit et aux visées de la Législation. Aussi, le livre du cheykh Ibn `Âchûr, Maqâsid Ach-Charî`a Al-Islâmiyyah, constitue-t-il l’un des meilleurs écrits dans ce domaine, de par la clarté de sa pensée, la précision de son exposé, sa méthodologie saine et son analyse exhaustive.
L’héritage d’Ibn `Âchûr
Bien que le rôle joué par le cheykh Ibn `Âchûr en Tunisie ait été de la première importance dans la construction d’une Tunisie moderne, éduquée et alphabétisée, sa contribution a été largement occultée au fil des années par des courants de pensée intrus et destructeurs qui se sont attribués à eux-mêmes les acquis enregistrés par cet homme sur près d’un siècle. Ces courants de pensée, restes de la colonisation occidentale des contrées musulmanes, veulent répandre des idées destructrices se résumant au fait que l’Islam, la pensée musulmane et la Législation islamique sont les causes du retard musulman, et que, avant d’envisager tout progrès du monde musulman en général, et de la Tunisie en particulier, il est nécessaire d’exclure l’Islam de la scène publique.
Son décès.
Après une vie remplie de savoir et d’efforts, tant sur la scène tunisienne que sur la scène islamique, cheykh Muhammad At-Tâhir Ibn `Âchûr décéda le 12 août 1973, à l’âge de 94 ans. Il est enterré à Tunis, dans le cimetière d’Az-Zallâj. Que Dieu lui fasse miséricorde